Emission Le Bien Commun, France Culture, 4 juin 2005 « Whistleblowing »

Retranscription de l’émission du 4 Juin 2005, Le Bien Commun, sur France Culture,   »Le Whistleblowing » produite par Antoine Garapon.

Antoine GARAPON: La question secoue beaucoup d’entreprises françaises aujourd’hui : faut-il instituer un mécanisme de whistleblowing ? Ce qui veut dire en français le déclenchement d’alerte; si on veut être plus expéditif et plus cru, de dénonciation. La pratique qui se répand dans nombre de pays anglo-saxons consiste à permettre aux salariés d’alerter leurs dirigeants ou un comité ad hoc, voire les autorités, d’une irrégularité ou d’un mauvais comportement qu’ils ont constaté dans leur entreprise.

Les lois assurent dans un certain nombre de pays notamment anglo-saxons garantissent l’anonymat et protègent les dénonciateurs de toute mesure de représailles. C’est ainsi que Harry Stonecipher, l’ancien président de Boeing a été dénoncé; il a du d’ailleurs se démettre de ses fonctions suite à une dénonciation parce qu’il entretenait une relation avec l’une de ses cadres. Alors il faut dresser un bilan de l’efficacité de ces mesures. Et avant, peut être s’interroger sur l’opportunité pour notre pays d’institutionnaliser ce que certains estiment être de la délation. Ne fait-elle pas doublon avec des dispositions qui existent déjà ? Le whistleblowing ne heurte-t-il pas notre culture ? Ne faut-il pas distinguer selon la nature des irrégularités ou des crimes dénoncés ? Faut-il l’étendre au domaine politique ? Après tout, le scandale de la prison d’Abou Graib en Irak, mais aussi, nous venons de l’apprendre, le scandale du Watergate, ont été portés à la connaissance du public par des whistleblowers. Peut-on transplanter des institutions intimement liées à une culture, à un modèle politique, à une histoire particulière, en l’occurrence celle des Etats-Unis à d’autres pays comme la France qui ont suivi une autre voie ? La mondialisation de l’économie, en d’autres termes, exige-t-elle une homogénéisation de l’éthique personnelle ?

Pour répondre à ces questions, le Bien Commun a le plaisir de recevoir ce matin Daniel LEBÈGUE , ancien directeur du Trésor qui a également dirigé la Caisse des Dépôts et Consignations et qui préside actuellement Transparency Internationale France , qui est une ONG qui se consacre à la lutte contre la corruption. Daniel LEBÈGUE est en outre président de l’Institut Français des Administrateurs.

Et avec Daniel LEBÈGUE, Claude MATHON. Claude MATHON est magistrat, ancien procureur de la République et il dirige le Service Central de Prévention de la Corruption, autrement dit le SCPC. Alors Daniel Lebègue, est-ce que vous pourriez expliquer à nos auditeurs en quelques mots qu’est-ce que cette pratique américaine du whistleblowing ?

Daniel LEBÈGUE : Whistleblowers en anglais, en américain, comme vous l’avez dit, littéralement, c’est ceux qui soufflent dans le sifflet, et ils sifflent, si je puis dire, pour déclencher l’alerte. Dans l’entreprise, dans l’administration, ou dans la vie citoyenne tout simplement, ils déclenchent l’alerte, ils signalent des faits contraires à la loi ou à l’éthique ou constitutifs clairement d’actes de délinquance économique et financière : la fraude, la corruption par exemple. Donc il y a plusieurs traductions qui ont été proposées en français : l’alerte éthique, le signalement . Pour notre part à Transparency Internationale, mais je n’en ferais pas une question d’auteur ou de droits d’auteur; nous proposons tout simplement le déclenchement d’alertes et donc de traduire « whistleblowers » par « déclencheurs d’alertes ».

AG: Mais alors est-ce que vous répugnez à assimiler cela à de la délation ? On a vu, dans un certain nombre de caricatures du whistleblowing, dire « Oui, c’est un régime de délation. » Quelle est la différence entre la délation et le whistleblowing ?

DL : La délation a clairement une tonalité péjorative, négative en français. On pourrait également parler de dénonciation, qui au premier degré, est un acte qui n’a pas de contenu péjoratif ou négatif particulier, même s’il a pu dans le langage courant prendre cette tonalité négative. Il me semble que l’expression « signalement » est plus neutre, elle est d’ailleurs utilisée dans notre droit, comme monsieur MATHON pourrait le dire mieux que moi.

Claude MATHON : Oui, effectivement, la délation est un terme littéraire. La dénonciation est un terme juridique. La délation renvoie à de tristes souvenirs, et je pense que si l’on emploie le mot « délation » pour essayer de promouvoir le whistleblowing, l’affaire est terminée, et peut-être aussi notre émission. Par contre, la dénonciation est quelque chose que nous connaissons bien en France et qui est d’ailleurs définie dans notre code de procédure pénal. C’est l’article 40 du code de procédure pénal. Mais alors il faut remarquer que la dénonciation s’assimile à la plainte. Et l’article 40 du code de procédure pénal parle de la plainte ou de la dénonciation qui est adressée au procureur de la République. Quand on analyse les autres textes qui font référence à des phénomènes de dénonciation, on s’aperçoit alors que d’abord la sémantique est extrêmement importante et que le Législateur a été souvent embarrassé. Ce qui fait qu’on voit un certain nombre de termes comme la dénonciation, bien sur, mais aussi la révélation, l’information, l’avertissement, avertir, signaler, le signalement.

AG: On pense à un autre domaine d’ailleurs qui n’est pas celui de l’entreprise, qui est le signalement au juge des enfants de mauvais traitements, qui ne semble pas poser beaucoup de problème.

CM : Voilà, et il y a finalement beaucoup de signalements qui ne posent pas de problèmes, non seulement qui n’en posent pas, mais qui sont obligatoires. Et vous parlez de l’enfance. Effectivement, quand l’enfance est en danger, le signalement est obligatoire. Mais il y a également d’autres cas qui entrent progressivement dans notre droit depuis une quinzaine d’années. Je pense par exemple à la déclaration de soupçons qui permet de lutter contre les phénomènes de blanchiement d’argent sale, eh bien, la déclaration de soupçons, c’est un signalement qui est fait par un certain nombre de professionnels énumérés par la loi, mais dont la liste est de plus en plus longue, signalements de phénomènes qui permettent, si vous voulez, de sortir des affaires de blanchiment.

AG: Et pourtant, Daniel LEBÈGUE, on a l’impression qu’il y a une actualité aujourd’hui dans cette affaire de whistleblowing. Il y a une actualité , la loi existe, comme vous nous le rappelez, Claude MATHON depuis longtemps, finalement dans beaucoup de domaines. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Et pourtant quelles sont les raisons de l’actualité du whistleblowing ?

DL : Oui, il y a deux événements, deux événements plus importants que d’autres. Premièrement la loi américaine vient d’évoluer en matière de sécurité financière, de droit boursier, avec la grande loi dite « Sarbanes-Oxley 2002″, qui renforce de manière considérable l’explication de transparence d’information financière de la part des sociétés cotées en bourse, et cette loi prévoit de manière explicite pour les sociétés cotées à la bourse de New York l’obligation de mettre en place un dispositif de whistleblowing, de signalement pour les sociétés américaines, pour les sociétés non américaines cotées à la bourse de New York. Il y a 300 grandes sociétés européennes qui sont cotées à New York, dont une vingtaine de grandes sociétés françaises. Donc d’abord il y a une obligation de faire en 2005 pour les sociétés non américaines, de mettre en place un dispositif. La loi ne dit pas de manière explicite quelle dispositif, sur quelles modalités, mais le dispositif doit être créé dans l’entreprise au bénéfice des salariés qui travaillent dans l’entreprise cotée en bourse. Bon, ça c’est un premier élément. Le deuxième est, comment dire, plus sociologique, et plus diffus d’une certaine manière. Il y a dans le monde de l’entreprise, et dans nos sociétés en général, une montée de l’exigence à la fois de transparence et de responsabilité sociale de l’entreprise. Comme on dit aujourd’hui, l’entreprise doit avoir des comportements citoyens, et en particulier dans ce champ du respect de la loi et de l’éthique. Voilà, donc ,beaucoup d’entreprises , au delà de celles qui sont tenues par la loi Sarbanes Oxley, parce qu’elles sont cotées en Amérique du Nord, beaucoup d’entreprises s’interrogent sur la manière de prévenir, de gérer les risque, je mets des guillemets, « éthiques », et le whistleblowing est un des instruments qui permet de le faire.

AG: Cela veut dire que dès qu’une société française est cotée à New York, ce qui est le cas de grandes entreprises françaises, elle s’américanise, on le savait déjà, dans un certain nombre de registres comptables et de droit commercial, mais également dans sa gestion de l’entreprise, sa gouvernance, pourrait-on dire, et donc elle américanise aussi les moeurs dans l’entreprise.

DL : Oui, j’hésite un tout petit peu sur le verbe « américaniser », dans le champ de la gouvernance d’entreprise et de l’éthique dont nous parlons; l’exemple est d’abord venu du Royaume Uni, pas des Etats Unis. Ce sont les Britanniques, ce sont les Anglais qui ont inventé la gouvernance d’entreprise.

AG: Oui, c’est vrai que ce sont les Anglais qui ont inventé ces systèmes, mais il y a quand même une certaine américanisation parce que si les sociétés américaines qui sont elles-mêmes cotées aux Etats Unis sont obligées d’avoir recours maintenant à des systèmes de whistleblowing depuis la loi Sarbanes-Oxley, leur filiales, qui sont dans les pays étrangers, et pour ce qui nous concerne donc en France et en Europe, sont elles-mêmes soumises à cette loi Sarbanes-Oxley, ce qui veut dire que ces filiales pratiquent sur notre territoire le whistleblowing. Partant de là, évidemment, ces sociétés filiales se trouvent en concurrence avec des entreprises françaises, sur notre territoire national, ou sur notre territoire européen, et il y a là une sorte d’américanisation du fonctionnement de nos sociétés.

AG: Est-ce qu’elles le pratiquent vraiment ? Est-ce qu’on a effectivement un retour ? Qu’est-ce qu’on sait de la pratique du whistleblowing en France ?

CM : Tout d’abord aux Etats-Unis mêmes, on ne le sait pas trop, puisque la loi Sarbanes-Oxley date de 2002, donc on aimerait bien d’ailleurs, en ce qui nous concerne nous, quand je dis « nous » je parle du Service Central de la Prévention de la Corruption, on aimerait bien savoir ce qui s’est passé aux Etats-Unis, avoir une sorte d’audit de ce qui s’est passé aux Etats-Unis pour savoir s’il est nécessaire d’introduire chez nous de telles notions. En ce qui concerne les sociétés filiales américaines qui sont chez nous, il y a eu deux exemples récents, je pense qu’on peut citer les sociétés, c’est Shell et Kodak, qui sont en train d’introduire des systèmes de whistleblowing sur notre territoire, avec d’ailleurs des fortunes diverses, puisque si je me souviens bien, la société Kodak se heurte aux syndicats de l’entreprise qui sont opposés à ce qu’ils considèrent comme, pour reprendre le terme que vous avez employé tout à l’heure, de la délation. Donc c’est quand même une forme d’américanisation, que l’on retrouve d’ailleurs dans les organisations internationales quand on les fréquente, et c’est notre cas au SCPC et au Conseil de l’Europe, mais surtout à l’OCDE, il y a actuellement une réflexion, réflexion qui est d’ailleurs relativement avancée à l’OCDE, pour imposer aux pays qui font partie du conseil de l’Europe ou de l’OCDE, d’introduire dans leurs législations des obligations de whistleblowing.

AG: D’alertes. Daniel Lebègue ?

DL : Pour ce qui est des entreprises françaises, un certain nombre d’entre elles ont déjà mis en place un dispositif d’alerte depuis un ou deux ans parfois, EDF, Suez, Alcatel et quelques autres, il est trop tôt pour dresser un bilan. La procédure est en train d’être diffusée, expérimentée dans ces groupes-là. Pour ce qui est des Etats-Unis où les pratiques sont un peu plus anciennes, le constat qu’on peut faire tout de même c’est que 80 à 90 % des affaires révélées, des affaires de fraude, des affaires de corruption, des affaires de harcèlement, de conflits d’intérêts, trouvent leur origine dans une dénonciation venant de l’entreprise, de salariés de l’entreprise, ou de partenaires de l’entreprise, depuis Enron jusque ….

AG: Enron est né comme ça quand même, Enron est né par whistleblowing.

DL : Absolument. Mais dans des affaires récentes qui occupent beaucoup la presse financière aux Etats Unis, la mise en cause du numéro 1 mondial de l’assurance, AIG par exemple, procureur de l’état de New York, c’est aussi une dénonciation qui vient de l’intérieur de l’entreprise, qui vient de l’intérieur du groupe. Et dans les dossiers de corruption, on le voit de plus en plus, il y a à l’origine un signalement venant de tel ou tel salarié collaborateur de l’entreprise.

AG: Comment vous expliquez, Daniel Lebègue, qu’en matière de corruption plus particulièrement, on ait besoin de recourir à de tels mécanismes pour se protéger contre la corruption. Est-ce qu’il n’y a pas, en d’autres termes, quelque chose de spécifique, un délit de corruption qui n’est pas une transgression de la règle, mais une subversion de la règle ? C’est à dire un trucage de la règle du jeu ? Est-ce qu’il ne s’agit pas de délits particulièrement difficiles à détecter et à poursuivre, et est-ce que ce n’est pas en quelque sorte, plutôt que de se demander s’il y a américanisation ou pas, est-ce que ce n’est pas induit tout d’abord par un type de délit tout à fait particulier et qui désarçonne finalement les services de l’Etat ?

DL : Mr Mathon serait peut-être mieux placé que moi pour dire quelles sont les difficultés réelles des services de l’Etat, de la police ou de la justice. Je rappelle que la corruption repose sur l’existence d’un pacte de corruption entre corrupteurs et corrompus, et que la preuve de l’existence du pacte est effectivement extrêmement difficile à établir. Donc là, effectivement, des procédures de signalement peuvent contribuer au bon exercice de la justice tout simplement.

CM : J’ajouterais que ce pacte a en plus le tort d’être secret, ce qui fait qu’il est extrêmement difficile à établir, ce qui nous permet d’ailleurs au passage de regretter que la loi sur les repentis ne soit pas applicable à la corruption.

AG: Qu’est-ce que c’est que la loi sur les repentis ?

CM : Eh bien écoutez, c’est une loi qui date du, heu, cela fait un certain temps que le système des repentis a été introduit dans notre droit mais il a été en quelque sorte amplifié par la loi du 9 mars 2004 dite « loi Perben 2″, qui permet à des gens qui sont impliqués dans des affaires, disons financières puisque c’est les affaires financières qui nous intéressent ce matin, de grande criminalité, de criminalité organisée, de criminalité financière, ce sont des gens qui monnaient en quelque sorte leur condamnation en révélant un certain nombre de pratiques qui autrement n’auraient pas pu l’être. Et d’ailleurs avec Daniel Lebègue, nous ne pouvons que nous rejoindre sur la nécessité d’avoir un certain nombre de procédures pour lutter contre ce qui s’appelle la fraude en général, la corruption en particulier, et le blanchiement d’argent sale qui est nécessairement attaché à la fraude et à la corruption. Alors en ce qui concerne le développement de systèmes d’alertes, moi je vois surtout la défaillance des systèmes de contrôle internes des entreprises beaucoup plus que de l’Etat.

AG: Ah oui ? Vous voulez parler de systèmes comme par exemple les commissaires aux comptes ?

CM : Alors il y a tous les systèmes d’audit de l’entreprise, il y a les commissaires aux comptes. Mais attention : je ne parle pas des commissaires aux comptes français. Je parle de ce qui a pu éventuellement se passer aux Etats-Unis pour qu’on en soit arrivé à avoir recours à d’autres procédures dans les affaires Enron.

AG: Vous croyez qu’on est immunisés, nous en France ?

CM : Je ne dis pas forcément qu’on est immunisés mais … Donc il y a quand même un certain nombre de possibilités de contrôle interne en France, donc je disais l’audit, les commissaires aux comptes, les conseils d’entreprise, les analystes, les agences de notation etc., enfin, un certain nombre de gens qui observent les entreprises et si on en est réduit à mettre en place des systèmes d’alerte, c’est bien parce que aux Etats-Unis sans doute les systèmes classiques de contrôle interne aux entreprises n’ont pas fonctionné suffisamment bien.

AG: Alors qu’en est-il en France ?

CM : En France nous avons quand même notre loi Sarbanes-Oxley: c’est la loi du 1 août 2003 qui s’appelle loi de sécurité financière, et cette loi de sécurité financière n’a pas mis en place de système d’alerte, mais a justement permis d’améliorer notamment le rôle des commissaires aux comptes. Je prenais tout à l’heure la précaution de dire que je ne parlais pas des commissaires aux comptes français, parce que les commissaires aux comptes français avaient mis en place déjà des règles internes, non pas à leur profession, mais enfin à leur mission de façon à améliorer encore les choses.

AG: Concrètement , qu’est-ce qu’ils avaient mis en place ?

CM: C’est d’abord une mutation du mandat des commissaires aux comptes, c’est plusieurs commissaires aux comptes dans certaines sociétés, c’est également une organisation de la profession, une autorité supérieure qui est d’ailleurs présidée par un magistrat de la cour de cassation concernant l’organisation de cette mission, et j’ajoute que les commissaires aux comptes ont l’obligation de révéler au procureur de la République …

AG: C’est ça : ils ont en quelque sorte un devoir professionnel d’alerte.

CM : Devoir professionnel d’alerte qui est sanctionné pénalement.

AG: Mais la question que je me pose, que je vous pose est : est-ce que cela ne nous renvoie pas au problème du contrôle des sociétés anonymes, des sociétés indépendantes, des sociétés commerciales ? C’est le problème, dans le fond, du tiers inclu. C’est à dire de quelqu’un qui est dans un conflit de loyauté terrible , vu qu’il doit à la fois se poser comme tiers car il est payé, passez moi l’expression, il est rémunéré par la personne qu’il doit contrôler. Et est-ce que cela n’est pas une difficulté du capitalisme en général qu’a révélée l’affaire Enron , mais qui n’est peut-être pas proprement américaine, qui est de savoir comment est-ce qu’on introduit dans une société décentralisée, autonome, une société qui est faite d’entités qui doivent être indépendants pour le bonheur du marché et donc finalement pour le nôtre, comment les contrôler, Daniel Lebègue ?

DL : Oui, pour prolonger ce que disait Claude Mathon, un dispositif d’alerte clairement peut donner à l’entreprise un moyen de renforcer ses moyens de détection, de contrôle en interne, et je crois qu’il y a un bon usage à en faire pour l’entreprise elle-même et les hommes et les femmes qui y travaillent. Mais pour répondre de manière plus directe à votre question, je crois aussi que dans la gestion des risques de toute nature dans nos sociétés, qui sont devenues des sociétés d’une extrême complexité, très ouvertes, très décentralisées, je pense qu’on ne peut plus compter seulement sur l’action de l’Etat, sur les services de l’Etat, pour prévenir ou sanctionner des atteintes à la loi, à l’éthique, tout simplement parce que ces services de l’Etat manquent de ressources, manquent de moyens souvent pour conduire, en tout cas conduire seuls, ce type d’investigation ou de sanction, d’action répressives. Donc il me semble que dans tous les domaines de la vie sociale il faut accepter, c’est un peu neuf en France, pour nous Français je crois, en revanche c’est quelque chose de très commun, de très répandu dans l’univers anglo-saxon , dans le monde scandinave, etc., il faut accepter que les citoyens, les salariés, les consommateurs, deviennent acteurs. Dans l’identification des risques, la prévention des risques, le signalement d’infractions, d’actes contraires à la loi ou à l’éthique, ils deviennent acteurs. Ils deviennent acteurs dans le domaine de la sécurité routière, ils sont acteurs dans l’action contre le réchauffement climatique. On ne peut pas se contenter, on ne peut plus se contenter, parce que cela ne marche pas, de dire « C’est l’affaire de l’Etat, je paie des impôts, l’Etat doit traiter ces problèmes. » Non, les citoyens doivent quand même être acteurs.

AG: C’est finalement la conclusion , l’aboutissement de ce qu’est une démocratie des individus. C’est à dire une démocratie des individus, c’est une démocratie où finalement chacun peut se faire le défenseur de sa cause, mais peut aussi se faire ce que les Américains appellent « private attorney general », c’est une sorte d’avocat général privé, c’est à dire se faire le procureur des dysfonctionnements qu’il voit. Mais on aurait pu ajouter à votre registre la lutte contre le terrorisme.

CM : Ah bien sûr.

AG: Attentifs ensemble, c’est une manière d’être tous un peu, comment dirais-je, je ne veux pas dire policiers, mais surveillants de ce qui se passe dans l’espace public. Avec cette difficulté qui me semble également une véritable difficulté qui est de se dire « Comment est-ce qu’on peut apporter des solutions personnelles à des difficultés systémiques ? » Est-ce que cela suffira, finalement, de s’en remettre à chacun pour régler des problèmes qui sont des problèmes qui apparaissent de plus en plus incontrôlables ou difficilement contrôlables plus exactement ?

CM : Oui, mais en ce qui concerne les commissaires aux comptes, ce ne sont pas des agents de l’Etat. Ils ont reçu une mission, mais ce ne sont pas des agents de l’Etat. Donc ils répondent en quelque sorte déjà, et depuis longtemps, à votre définition, mais c’est vrai qu’il y a là un risque grave de conflits d’intérêts, risque d’ailleurs qu’on ne peut pas ne pas évoquer lorsque l’on parle de corruption en général, parce que le conflit d’intérêts, c’est une notion centrale des mécanismes de corruption. Et quand on a compris, et nous nous sommes un service de prévention, quand on a compris ce que c’est que le conflit d’intérêts, on ne doit plus commettre de délit de corruption, on est prévenu. Eh bien, en ce qui concerne les commissaires aux comptes, il est vrai qu’ils sont rémunérés par l’entreprise non seulement qui les rémunère, mais qui les a choisis…

AG: Dont ils dépendent.

CM: Et là, il y a un problème. D’où l’intérêt de leurs réflexions, réflexions qui ont amené la loi du 1 août 2003 dont je parlais tout à l’heure, et cette barrière qu’on appelle aussi « muraille de Chine », qui a été installée entre l’audit et le conseil. Parce qu’on ne peut pas être à la fois conseiller et contrôleur. Dans une entreprise, donc il y a maintenant cette barrière théoriquement infranchissable qui a été instituée par la loi du 1 août 2003. Donc c’est vrai qu’il y a des risques, c’est vrai aussi qu’il y a au passage un hommage à rendre aux commissaires aux comptes, parce que nous n’avons pas connu en France les mêmes dérives qu’aux Etats-Unis. On ne peut pas dire qu’il n’y a jamais eu de problème, mais on n’a pas connu quand même des affaires comme Enron, Worldcom même Parmalat, en Europe.

AG: C’est clair, on n’a quand même pas connu … Daniel Legègue ?

DL : Si je peux me permettre, monsieur Mathon, avec le whistleblowing on est un peu au delà des commissaires aux comptes : ceux dont on parle, dont on attend qu’ils deviennent des acteurs, ce sont des salariés qui professionnellement ne sont pas investis, ou directement investis d’une fonction de contrôle, d’audit, comme le sont les commissaires aux comptes. Donc on s’adresse, je vais dire, à l’ensemble des salariés , à l’ensemble des citoyens. Alors vous avez raison de dire qu’il faut prendre des précautions. Parce que si l’on privatise l’exercice d’une fonction de contrôle, de police, de justice, on sait bien où ceci peut conduire nos sociétés en général. Donc il faut prendre des précautions, organiser l’exercice de ce droit ou de cette faculté d’alerte, en particulier protéger le salarié qui exerce cette alerte d’un coté, et de l’autre éviter les dérapages, les abus, et par exemple pour éviter qu’on en fasse un usage purement personnel dans la vie au travail, dans la vie professionnelle. Evidemment tous les dérapages sont concevables. Cela il faut absolument l’éviter, le sanctionner même. D’ailleurs la dénonciation calomnieuse existe dans notre droit. Donc encadrer l’exercice de cette faculté d’alerte.

AG: Claude Mathon ?

CM : Oui, je suis complètement d’accord avec vous pour dire que les salariés doivent avoir à un moment donné une certaine mission, mais quand ce qui a été mis en place a failli. Ce qui ne me paraît pas vraiment être le cas encore chez nous , et j’espère que cela ne le sera jamais.

AG: Pourtant on n’a pas de grande tradition de contradictions d’intérêts , de déclaration des contradictions d’intérêts. C’est souvent d’ailleurs dénoncé comme une faiblesse dans la culture française qui est très très intégrative, qu’on retrouve aussi bien dans l’Etat que dans l’entreprise, et qui ne favorise pas cette sorte de… On réinvente la séparation des pouvoirs au niveau de l’entreprise.

CM: Tout à fait. Mais la réinventer au niveau de l’entreprise et donner aux salariés cette mission, presque cette obligation, cela me paraît dangereux. Parce que comme le dit Daniel Lebègue, il faut effectiviement prendre un certain nombre de précautions. Car les risques ne sont pas inexistants. D’abord les risques pour le salarié lui-même, parce qu’il faut s’assurer que le salarié ne va pas être licencié, etc., donc il y a …

AG: Les règles du whistleblowing, c’est d’abord des règles de protection du salarié.

CM : Voilà. Et puis je pense qu’il va falloir qu’on débatte aussi du problème de l’anonymat. Enfin pour en rester au problème qui est le nôtre actuellement , donc protection du salarié. Mais protection aussi de l’entreprise.

AG: Voilà. Il peut y avoir des malveillances.

CM : Parce qu’il y a un vecteur d’intelligence économique.

AG: C’est à dire ? Pouvez vous dire aux auditeurs ce qu’est l’intelligence économique ?

CM : C’est un problème que nous traitons dans notre rapport 2004, « Intelligence économique et corruption », et dans ce rapport 2004 nous traitons effectivement du whistleblowing. Parce que voilà …

AG: L’espionnage économique, vous voulez dire ?

CM : Oui, mais lancer des fausses nouvelles. Ce n’est pas simplement de l’espionnage économique. Lancer des fausses nouvelles, déstabiliser. Le salarié peut être instrumentalisé, corrompu, de façon à déstabiliser son entreprise. >Peut être donc amener à alerter sur des systèmes qui ne sont peut être finalement pas du tout répréhensibles. Deuxièmement il y a une autre technique que l’on appelle « l’enfumage ». L’entreprise peut utiliser le salarié de façon à ce que par exemple il y ait une alerte sur une filiale, qui concentrera l’attention sur cette filiale, pendant que dans une autre filiale ou la société mère on commet des actes répréhensibles. Donc on voit qu’il peut y avoir une utilisation dévoyée du whistleblowing. Enfin c’est une occasion soit de se débarrasser d’un salarié, on en a un petit peu parlé tout à l’heure, soit de se débarrasser aussi d’un dirigeant. Et avant d’en arriver, c’est ce que nous pensons dans notre service , alors que nous militons évidemment pour avoir tous les moyens pour débusquer la fraude et la corruption, c’est clair. Mais avant d’en arriver à ce genre de procédure, est-ce qu’il ne faudrait pas s’assurer que les autres systèmes et notamment le contrôle interne et le contrôle externe des société est suffisant, et avoir un recul suffisant pour savoir également si tout ce qui a été mis en place aux Etats-Unis doit être transposé chez nous ?

AG: Alors, Daniel Lebègue, est-ce que, en d’autres termes, je formulerais ainsi la question : est-ce qu’on est pas en présence d’une fuite en avant, d’une sorte de société qui se décentralise tellement qu’elle est à la recherche éperdue de son centre de gravité , qui lui échappe, qu’elle cherche à mettre devant lui en instituant des contrôles de plus en plus déformalisés et donc ouvrant la porte à des entreprises de déstabilisation et des manipulations de toutes sortes?

DL : Oui, bien sur, il y a le risque que vous dites, je crois qu’il y a beaucoup de vertu à la transparence, à plus de transparence dans la vie publique et la vie économique. Il y a beaucoup de vertu à la transparence d’une part. D’autre part, je crois que tout ce qu’on fait pour responsabiliser les acteurs, tous les acteurs, on devrait aussi parler des partenaires sociaux sur le devoir d’alerte.

AG: Voire les clients.

DL : Les clients. Mais les partenaires sociaux pour définir une procédure d’alerte dans l’entreprise ont évidemment leur rôle à jouer, et en particulier veiller à la protection des salariés, ceux qui exercent le droit d’alerte, mais les autres aussi, qui ne doivent pas être victimes de règlements de comptes personnels. Donc il y a une démarche , si elle est bien conduite, qui peut être une démarche de responsabilisation qui contribue à créer ou recréer lorsqu’il y a besoin de le faire, la confiance parce qu’elle a tout de même été pas mal entamée par une affaire de fraude, financière, comptable, de corruption, de blanchiement que l’on connaît. Moi je suis très frappé en prenant à l’instant le cas du blanchiement, de l’extraordinaire mobilisation des banques, des grands réseaux financiers aujourd’hui. Je vais citer un exemple : je suis administrateur du Crédit Agricole SA : le Crédit Agricole vient de définir un programme dit « conformité », dans la filière audit conformité du groupe Crédit Agricole il y a 1000 personnes qui travaillent, et cette année, le groupe Crédit Agricole va former 50 000 salariés à la conformité, c’est à dire l’action, la vigilance requise pour prévenir les risques de fraude, les risques de blanchiement, dans tous les métiers, dans toutes les parties du groupe. Donc il y a là une formidable mobilisation de l’entreprise dans toutes ses composantes. C’est une action qui complète, qui renforce l’action des Etats, de la justice aussi, je pense qu’on a besoin de l’un et l’autre pour l’intérêt de l’entreprise .

AG: C’est l’intérêt de l’entreprise, à l’évidence. Claude Mathon ?

CM : Oui, je m’associe à ce que dit Daniel Lebègue sur l’extraordinaire effort qui est fait par les banques actuellement pour lutter contre le blanchiement et pour former leur personnel et pour donc permettre les déclarations de soupçons. Je voudrais revenir sur ce que Daniel Lebègue a dit tout à l’heure concernant la dénonciation calomnieuse qui est, qui protégerait les salariés : si on mettait en place un système d’alerte dans notre pays, il faudrait faire évoluer l’article 226 / 10 du ode pénal sur la dénonciation calomnieuse, car il est totalement inadapté. Certes, un salarié qui dénoncerait à ses supérieurs hiérarchiques une personne à tort pourrait être poursuivie pour dénonciation calomnieuse. Mais le problème des systèmes d’alerte, ça n’est pas forcément de dénoncer à son supérieur hiérarchique .

AG: Voilà ! C’est lui le problème.

CM : On ne peut pas le dénoncer à lui-même. Il faut réfléchir à la mise en place de systèmes du comité d’éthique, des déontologues, des personnalités extérieures…

AG: Qu’est-ce que c’est qu’un déontologue ? Expliquez aux auditeurs.

CM : Eh bien, un déontologue, c’est une définition qui est bien difficile à donner, on dira, comme Larousse, que c’est quelqu’un qui fait de la déontologie.

AG: Très bien.

CM : Mais enfin, cela renvoie à un certain nombre de valeurs : éthique, déontologie, bonne conduite, transparence, gouvernance, etc. et en fait mettre en ace un système d’alerte, c’est très bien, mais pour alerter qui ? Pour envoyer l’information à qui ? Et il faut donc à ce moment-là qu’on ait une personne qui soit indépendante de l’entreprise, à la fois parce que le dirigeant peut être mis en cause, et aussi parce qu’il faut peut-être garantir – on reviendra peut-être sur la notion d’anonymat – mais au moins la confidentialité en ce qui concerne le salarié. Et là l’article 226 / 10 du code pénal est totalement inadapté, parce que quelqu’un qui ferait une fausse alerte à une personne extérieure à l’entreprise, s’il la fait de bonne foi, l’article de toutes façons , l’infraction du code pénal de dénonciation calomnieuse ne sera pas constituée, mais surtout s’il le fait de mauvaise foi, à une personne extérieure à l’entreprise ou à un comité d’éthique, actuellement cela n’est pas prévu dans les dispositifs.

AG: Il faudrait toiletter le code pénal. Alors il faut faire cesser ces injonctions paradoxales.

DL : Le code pénal, le droit du travail, un ou deux article du code civil , nous, nous recommandons à Transparency International effectivement de toiletter comme vous le dites un certain nombre de dispositions de notre droit. Mais d’abord cela ne suffit pas. Il faut ensuite, dans l’entreprise ou dans l’administration, négocier la mise en place d’un dispositif avec les institutions représentatives du personnel en particulier et l’aspect opérationnel que Claude Mathon a commencé d’évoquer est très important, très important. Comment organise-t-on la remontée des signalements, des dysfonctionnements ? La ligne hiérarchique, dans certains cas, il faut pouvoir, si je puis dire, passer par un autre circuit que la ligne hiérarchique et, bon. Deuxièmement il y a ce débat anonymat-confidentialité. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut garantir la confidentialité aux salariés, aux donneurs d’alerte. L’anonymat, la loi américaine prévoit l’anonymat. C’est dans la loi. Cela, c’est une chose qui heurte beaucoup…

AG: Notre sensibilité ?

DL : Notre culture en France.

AG: On va parler de la culture, mais avant, Claude Mathon …

CM : Oui, mais justement, on a quand même des outils, tout au moins des prémices d’outils dans nos textes actuels. J’en vois deux : l’un dans le code du travail, l’article L 122/46, qui prévoit la protection du salarié qui a dénoncé un harcèlement. Donc il ne peut pas être sanctionné, licencié, faire l’objet d’une mesure discriminatoire. Moi j’aimerais quand même savoir ce qu’il est advenu des salariés qui ont fait des alertes aux Etats-Unis.

AG : Alors moi dans le études que j’ai lues pour préparer cette émission, j’ai vu que pratiquement dans tous les cas ils ont fini par quitter l’entreprise, c’est à dire que le fond ils ont toujours été sanctionnés.

CM : Oui, il y a le code du travail mais aussi insidieusement ce qui peut se produire. En ce qui concerne l’anonymat, autant je pense qu’il faut mettre en place des systèmes d’alerte, autant je suis presque farouchement contre l’anonymat.

AG: Pour quelles raisons ? Culturellement ?

CM: Pas culturellement. Comme ancien procureur de la République, tout simplement. Parce qu’on n’a pas attendu malheureusement en France pour mettre en place, ou qu’on projette de mettre en place de systèmes d’alertes, pour inventer la lettre anonyme, la dénonciation anonyme, et on en reviendrait presque d’ailleurs au mot délation de tout à l’heure. Et ça nous pose, quand on est magistrat, ça nous pose problème.

AG: Alors justement, j’aimerais qu’on s’arrête un instant là-dessus Claude Mathon, puisqu’on la chance de vous avoir un ancien procureur de la République, vous avez connu concrètement ces affaires-là. Vous avez constaté une augmentation des dénonciations anonymes en tant que procureur de la République dans les affaires que vous dirigiez au parquet de la région parisienne ?

CM : Non, je n’ai pas constaté d’augmentation, j’ai constaté justement un phénomène assez constant, et dans notre service, au service central, nous recevons un certain nombre de dénonciations anonymes. Alors le problème qui se pose surtout est de savoir qu’en faire. Parce que là, ça rejoint un peu la morale. Quand on reçoit une dénonciation concernant des enfants maltraités, évidemment, on n’a aucun état d’âme et on fait immédiatement une personne en danger en général, évidemment, on donne suite. Quand on reçoit une dénonciation extrêmement argumentée, cela nous est arrivé récemment, eh bien on transmet au parquet, parce que c’est tellement argumenté que il ne peut y avoir quelque chose de vrai dans ce qui nous est dit. Mais ça nous met quand même toujours mal à l’aise. Alors le problème de l’anonymat est un vrai problème pour les systèmes d’alerte. Moi je préfère de beaucoup la confidentialité.

AG: La confidentialité, c’est à dire que vous connaissez l’origine, mais vous avez le droit de ne pas la révéler.

CM : Et alors on a un système déjà en France, en ce qui concerne la confidentialité, c’est tout ce qui est, dans notre code de procédure pénal, relatif à la protection des témoins. Et on en est arrivé maintenant à pouvoir entendre des personnes sans révéler leur identité. Mais avec une procédure adaptée, une décision prise par un juge, le juge des libertés et de la détention en l’espèce,, qui est dépositaire de l’identité de la personne, et qui peut lever cette identité,, révéler cette identité, et j’ajoute, extrêmement important, la procédure ne peut reposer sur le seul témoignage, confidentiel …

AG: C’est à dire de corroborer. Mais est-ce que tout cela ne traduit pas quand même une recomposition profonde du lien social? C’est quand même très frappant de voir qu’aujourd’hui il y a un contrôle qui n’est plus un contrôle central , et on peut faire un parallèle un peu sauvage avec le fameux panoptique de Foucault, aujourd’hui c’est du contrôle latéral , c’est plutôt du sub-optique, à y regarder finalement par des gens par le bas. Est-ce qu’on n’assiste pas, Daniel Lebègue, dans l’entreprise comme ailleurs dans la société, à cette sorte de recomposition de la solidarité ? Quelle ambiance peut régner dans une entreprise où chacun est possiblement, sera peut-être dénoncé par son collègue ou son subordonné? Est-ce qu’on n’est pas finalement dans une solidarité très relâchée, très individualiste, où chacun se méfie de chacun ?

DL : C’est un risque. Il y a une autre lecture que moi je proposerais volontiers, que je privilégierais : je pense que dans l’entreprise, dans le monde du travail, les hommes et les femmes, surtout dans un pays comme le nôtre où ils sont très éduqués, où le niveau d’éducation et de formation est très élevé dans notre pays en général, je pense qu’il y a une aspiration très très grande, très très forte, à la responsabilité dans l’entreprise, dans le monde du travail, y compris de la part des salariés qui occupent souvent des fonctions d’exécution, des fonctions qui peuvent paraître modestes, ils aspirent à être acteurs responsables. Et là, ce dont on parle, c’est bien à la fois d’une responsabilité collective de l’entreprise au plan de l’éthique, de ses contentements, de ses manières de faire vis à vis de la société, la responsabilité sociale, sociétale de l’entreprise, mais aussi un appel plus grand à la responsabilité individuelle de chacun dans le monde du travail. Je crois que c’est une évolution qui va plutôt dans le bon sens, et à mon avis qui correspond à des attentes, à des aspirations profondes des salariés, et j’allais dire, des citoyens. La manière dont la classe politique donne le sentiment de déposséder les citoyens est, elle, à mon avis, ressentie de manière très négative par nos concitoyens.

AG: C’est à dire qu’il faut aussi avoir des organes qui suivent. Il ne suffit pas… responsabilisation, très bien, dénonciation, mise en capacité de chacun de finalement prendre ses responsabilités éthiques mais aussi de citoyens, mais est-ce que dans notre pays on n’a pas une difficulté particulière … je songe à la particularité qu’est le Canard Enchainé. C’est à dire quel est le propre d’un journal qui manifeste une société qui a du mal à régler ses conflits éthiques, qui a du mal à régler ses conflits tout court, et qui est obligée d’en passer par ce système de la dénonciation à un organe de presse ? Daniel Lebègue ?

DL : Oui, votre constat est juste je crois sans doute parce que dans bien des domaines de la vie publique , de la vie économique, de la vie d’entreprise, nous avons encore des pratiques ou des comportements marqués d’opacité, d’esprit de clan. Prenons par exemple la pratique du secret administratif , et j’évoque au passage le secret défense en France; c’est tout de même une pratique très extensive et assez exceptionnelle dans les pays démocratiques. Bien. Donc que l’on réagisse par rapport à cela et que l’on donne de manière plus large à des acteurs qui sont pour les uns des acteurs professionnels, on a cité les commissaires aux comptes, mais pour d’autres tout simplement des salariés, des consommateurs, des citoyens, qu’on leur donne des moyens d’être plus actifs dans la prévention des risques, dans le bon exercice au quotidien des responsabilités , des activités professionnelles, bon, moi je crois qu’il y a un plus à attendre de cela, à condition de se prémunir dans toute la mesure du possible des dérives et des abus.

AG: Claude Mathon ?

CM : Moi ce qui me frappe, c’est que finalement on introduit chez nous des systèmes qui reposent sur des valeurs qui ne sont pas les mêmes que celles des Etats-Unis.

AG: Il y a un problème culturel.

CM : Oui, il y a un vrai problème culturel. Vous avez parlé du secret. C’est vrai que nous n’avons pas du tout la même approche du secret en France qu’aux Etats-Unis. En France, le secret est vraiment muré, à tel point que nous, nous avons proposé une législation sur le secret partagé. Parce qu’entre gens qui sont dépositaires du secret, on ne révèle même pas les choses. Aux Etats-Unis c’est différent. Le secret s’arrête au moment où il y a une obligation citoyenne. Et tout le problème vient d’ailleurs de l’application en France de la législation sur le blanchiment dont on a parlé. La législation sur le blanchiement, elle a eu du mal à s’imposer en France , pourquoi ? Eh bien parce que nous sommes enserrés dans des problèmes de secret professionnel, alors qu’aux Etats Unis, révéler à un service de police un secret, c’est un acte citoyen. D’où est-ce que ça vient ? Ca vient certainement d’une différence de culture. Mais ça vient peut être aussi du fait que nous avons dans nos textes, dans notre constitution, dans notre Déclaration des droits de l’Homme, des valeurs comme la fraternité.

AG: Qui se rapportent à l’atteinte à la loi, ou à la transgression.

CM : Voilà. Et évidemment nous sommes imprégnés de cela et cela évidemment vient lutter contre l’introduction dans notre pays de valeurs qui sont complètement différentes des nôtres.

AG: C’est très important, la question que vous soulevez l’un et l’autre, et il faudrait qu’on y consacre les dernières minutes. Parce que c’est finalement la question de la mondialisation. C’est à dire est-ce que, parlant en termes culturels qui recouvrent une certaine réalité, à l’évidence, il y a une culture, et cette culture est respectable en tant que telle, elle ne doit pas être jetée aux orties. Et en même temps est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de salutaire à cette communication de plus en plus intense, cette mise en regard généralisée de chacun par chacun, qui est du ressort même de la mondialisation. Est-ce qu’on n’a pas quelque chose à apprendre chacun de chacun aussi ? En d’autres termes, est-ce qu’il ne faut pas faire évoluer notre culture ? Est-ce que ce n’est pas cela la véritable question, Daniel Lebègue ?

DL : Bien sur, je suis d’accord avec ce que vous venez de dire. Si je peux un instant évoquer un sujet très proche de celui dont nous parlons et qui est la gouvernance, la bonne gouvernance de l’entreprise, la meilleure manière de progresser dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, c’est d’identifier, de partager, de diffuser les bonnes et meilleures pratiques dans telle ou telle entreprise dans d’autres pays, et je crois qu’il ne faut pas voir la mondialisation comme le choc de systèmes, de systèmes culturels, de systèmes de droit en particulier, bien sur cela existe, il y a ces réalités-là, mais il y a aussi cette opportunité formidable d’aller chercher partout autour de nous, en Europe pour commencer, les bonnes pratiques, les bons comportements, de les diffuser, de les partager. Voilà, et le sujet dont nous parlons je crois en est un bon exemple, plutôt que de l’accueillir comme une forme d’agression, essayons de voir quel est le bon usage qu’on peut en faire.

CM: Voilà. Nous sommes à l’évidence devant des matières qui sont transfrontalières, transnationales. Et donc par conséquent les cultures doivent se rejoindre. L’essentiel, c’est qu’on ne soit pas en face de problèmes d’influences, d’influences d’une culture sur une autre, pour en quelque sorte prendre le pas sur une autre culture. Moi c’est un peu cela qui m’inquiète.

AG: Dialogue, oui, échanges, oui, influences non.

CM : Voilà.

AG: Eh bien, Claude Mathon, Daniel Lebègue, merci. Cette émission a été préparée par Sébastien Miller, réalisée par Olivier Bétard, et la prise de son était assurée par Jacques Vincent.

Fin de l’entretien

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